Philippe et Esmeralda peuvent se casser, mais ils ne plient pas

Mercredi, 14 Septembre, 2016

Ils souffrent de la maladie des os de verre et à tout moment, ils peuvent être victimes d’une fracture. L’écrivain et l’adolescente partagent néanmoins un très solide sens de l’humour.

Se casser la gueule, la voix, casser les pieds ou les oreilles, l’écrivain Philippe Rahmy connaît évidemment toutes les métaphores liées au délitement, à la fracture. Ce qui n’est pas étonnant quand on est né cassé en raison d’un déficit de collagène dans le corps, cette substance tant vantée par les crèmes de beauté qui sert de liant aux cellules. Des années en chambre médicalisée, chez lui, à Crans-près-Céligny, ou à l’hôpital durant son enfance, des os qui ne deviennent jamais solides, lui donnant parfois, dit-il, un sentiment d’incomplétude. «Mon corps ne fait que débuter, un éternel commencement, l’impression de n’être jamais vraiment né!»

Esmeralda Iurascu souffre, comme lui, de la maladie des os de verre: l’ostéogenèse imparfaite, le nom officiel pour parler de cette fragilité du squelette d’origine génétique avec des typologies différentes selon les individus. Née en Roumanie en 1998, abandonnée à la naissance, la petite fille a été opérée en Suisse grâce à l’Association Grégory & Didier. L’illustré avait lancé un appel, à l’époque, pour lui trouver une famille d’accueil. Esmeralda est arrivée à Martigny, dans la famille Vaudan, en 2004, elle ne l’a plus jamais quittée.

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Un solide amour. Avec Tanja, son épouse, qui est de tous ses voyages. Philippe lui a demandé de l’épouser avant de l’embrasser. Photo: Philippe Pache

Philippe et Esmeralda portent tous deux dans leur corps quantité de vis et de broches posées au fil des ans pour rapiécer leur squelette défaillant. Difficile de se l’imaginer: il peut se casser deux doigts en tartinant des rillettes sur une tranche de pain ou en se tournant simplement dans son lit; elle s’est cassé un pied en enfilant une chaussette. Pourtant tous deux ont aussi une force de vivre et un humour béton, inversement proportionnels à leur fragilité osseuse. Philippe, tour à tour la prunelle espiègle ou mélancolique, Esmeralda, plus timide, quelque peu impressionnée par la stature de son aîné, 51 ans, lauréat du Prix Rambert 2016 pour un très beau roman nommé Allegra (Ed. La Table ronde).

Jamais bercé

Rendez-vous est pris au Musée cantonal de zoologie, à Lausanne, au milieu d’impressionnants squelettes dont la solidité défie le temps. Le contraste, comme un pied de nez, évidemment. «Petit, j’allais souvent au Musée d’histoire naturelle de Genève rendre visite au squelette du mammouth, cette cathédrale osseuse qui me consolait de mon propre squelette», raconte l’écrivain avec de jolies mimiques expressives. Le Genevois de Lausanne vient aussi d’écrire à une scientifique suédoise qui travaille, dans le cadre de la recherche sur l’ostéogenèse imparfaite, avec des cellules-souches. Un espoir et une analogie incroyable avec sa propre histoire. «Mon grand-père maternel était un savant allemand qui inventait des procédés médicaux. C’est lui qui est à l’origine de certains traitements à partir de cellules animales. Il m’a d’ailleurs injecté, à 10 ans, des cellules de je ne sais quel animal, serpent, ovin, peut-être un lion? Je me suis toujours demandé, terrifié, si j’étais encore tout à fait humain.» De quoi nourrir l’imagination du futur écrivain. Naître avec cette maladie a bouleversé son enfance. «Me prendre dans les bras, c’était assez compliqué pour ma mère, sa tendresse maternelle passait par la voix, elle m’a beaucoup parlé, lu des histoires.» Philippe Rahmy n’a pourtant pas été un enfant couvé. «Je n’étais certes pas l’enfant dont rêvait mon père, mais il faisait fi de mon handicap; d’ailleurs, vous imaginez, il m’aurait bien vu dans la Légion étrangère… Chaque fois que je me faisais une fracture, il partait se cacher au fond du jardin!»

«Me remplacer pièce par pièce»

Esmeralda, abandonnée à la naissance dans un orphelinat, a peu de souvenirs de ses années roumaines. Très fusionnelle avec sa mère de cœur, Nathalie. Complice avec ses deux frères, Jeremy et Thomas. Officiellement, les Vaudan n’ont pas pu l’adopter, mais «ils sont ma vraie famille», insiste-t-elle. Une jeune fille coquette, qui aime Maître Gims, rêve de conduire une voiture et de travailler plus tard avec des enfants. Esmeralda ne se plaint jamais. Même quand les vis ou les broches qui tiennent ses os, devenus trop friables, cèdent et percent la peau. Il lui arrive de rester plusieurs jours avec une tige qui sort de l’épaule parce qu’on ne peut pas tout le temps la réopérer.

Trois ans à Paris

Enfant, Philippe portait un casque pour protéger les os de son crâne. Aujourd’hui, il a gardé l’habitude du chapeau sur la tête, qui fait désormais partie de sa silhouette. Lui aussi a connu des problèmes «d’outillage». «Mon but ultime, c’est de me remplacer pièce par pièce», rigole-t-il. Tous deux évoquent encore ces voyages auxquels ils ne veulent pas renoncer, même s’ils sont fragilisés dans les mouvements les plus ordinaires, se déplacer, s’habiller, se mouvoir à l’extérieur toujours avec ce fauteuil roulant entre soi et le plancher des vaches. «J’ai déjà fait de la plongée aux Maldives avec mes parents, raconte la jeune fille, j’aimerais aller partout: en Tunisie, en Norvège, en Egypte.» Philippe, lui, a déjà séjourné en Chine, aux Etats-Unis et en Argentine, dans des résidences d’écrivain. Il compte d’ailleurs y retourner prochainement pour de longs mois.

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Esmeralda a fait sa place à Martigny. Dans l’appartement familial, entourée par son frère Thomas, Nathalie, sa mère, parents proches et amis, dont le président de la Ville de Martigny et le directeur des écoles. Photo: Philippe Pache

Certes, il ne s’en cache pas, ce statut de «poupée de porcelaine» n’a pas été facile à vivre à l’adolescence. «La montée d’hormones dans un corps de verre, c’est pénible», sourit-il, la peur du contact visuel et tactile. Ce qui ne l’a pas empêché, à 22 ans, de vivre trois ans à Paris dans une chambre de bonne à Saint-Germain durant ses études d’égyptologie au Louvre. «Du fait que je mettais une heure et demie pour monter les cinq étages, je rencontrais tout le monde, j’étais le Belphégor de mon immeuble», s’amuse celui qui fréquentait aussi à cette époque la faune de l’Alcazar et le cabaret Chez Michou. «Une période intense de ma vie, pour laquelle j’ai payé la facture à mon retour en Suisse. J’étais tout cassé, j’ai passé un an et demi au lit, j’étais même devenu aveugle.»

«Peur panique»

A ses côtés dans la vie, Tanja, rencontrée sur les bancs de l’université. Leur histoire a commencé par plusieurs années de valse-hésitation et de relation épistolaire avant que Philippe ne saute dans le vide, ce qui est évidemment une façon de parler. «Il m’a demandé de l’épouser avant de m’avoir embrassée», confiait son épouse lors d’une première rencontre. Tendresse amusée dans le regard de son mari. «Mon Clint Eastwood intérieur était enfin sorti! Mais j’ai eu longtemps une peur panique insurmontable, dès que ça sentait le corps, je disparaissais dans la nature!»

L’ostéogenèse imparfaite engendre parfois des problèmes cardiaques. Philippe a dû se faire opérer pour remplacer sa valve aortique, et on vient de diagnostiquer à Esmeralda une arythmie. Ce qui n’entame pas la bonne humeur de nos deux «os de verre». L’humour, comme arme anti-létale. Philippe fait mine de se lever pour expliquer à Esmeralda que dans ses bons jours il fait 1 m 71, dans les mauvais 1 m 65.

Elle sourit. Elle, malheureusement, ne peut pas marcher, à cause d’un fémur rétréci. «La littérature est comme un second corps pour moi», lui a expliqué Phillipe. Esmeralda achètera peut-être un de ses livres. Ils ont en tout cas promis de se revoir.

 

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