Regards du milieu littéraire

Un pari gagnant | Daniel Maggetti

Le choix de la section vaudoise de la Société de Zofingue de créer, au début du XXe siècle, un prix perpétuant le nom et la mémoire d’Eugène Rambert était des plus adéquats. Critique attentif à la production romande, dont il a rendu compte avec régularité depuis la fin des années 1850, l’écrivain vaudois a été persuadé tout au long de sa carrière du fait que la littérature de son pays possédait un caractère spécifique. Convaincu que les œuvres de plusieurs de ses compatriotes n’étaient pas reconnues à leur juste valeur, il a été le partisan inlassable de leur prise en compte, souhaitant pour elles une mise en lumière digne de leurs qualités. De son temps, aucune distinction institutionnelle ne venait signaler les ouvrages sortant du lot : Rambert n’avait donc pas ménagé ni soutiens ni parrainages, et s’est dépensé à coup d’articles et de préfaces, soucieux qu’il était de permettre aux auteurs des plus jeunes générations de déployer leurs talents et d’illustrer par là les particularités de la culture nationale. Cette préoccupation, esthétique mais aussi identitaire, s’inscrit dans une vision globale de la culture helvétique, telle que Rambert la défend, et telle qu’il a voulu l’incarner par ses récits et ses poèmes.

Le pari des Zofingiens a été gagnant : en témoigne la liste des écrivains primés, qui comprend la quasi-totalité des noms les plus importants d’un siècle de littérature romande, de C.F. Ramuz à Etienne Barilier, en passant par Gustave Roud, Catherine Colomb, Nicolas Bouvier, Anne Perrier ou Philippe Jaccottet. Le Prix Rambert apparaît ainsi comme un jalon essentiel dans l’histoire littéraire d’un pays dont il continue de révéler la fécondité artistique et l’originalité.

Unique dans la multitude | Pierre-Yves Lador

Dans une époque de globalisation, de nivellement, qui offre des possibilités nouvelles, apparemment infinies, il paraît pertinent d’encourager la création littéraire, l’édition, la diffusion, la promotion de la lecture.

Les auteurs, artistes et artisans, écrivains, créateurs, participent de l’invention du monde, de ses interprétations et font entendre des voix singulières dont chacune est précieuse. L’éditeur de L’Age d’homme trop tôt disparu, Vladimir Dimitrijevic, nous disait comment il considérait les auteurs, romands en particulier, qu’il éditait : une mosaïque dans laquelle chaque livre a sa place et contribue à la bibliothèque contemporaine. La cacophonie ambiante ne permet pas toujours à chacun d’écouter, d’entendre, de  repérer les pierres de cette mosaïque et peu ont le privilège de la contempler tout entière. Les prix littéraires sont une façon de trier, d’éclairer, de distinguer, de mettre en lumière, en valeur telle ou telle pierre en  proposant des textes, encourageant ainsi les auteurs et les lecteurs.

Il n’y a pas de contradiction à louer la pluralité des textes, leur multiplicité, et à en distinguer certains qui correspondent à telle sensibilité, à telle orientation, à tel style et c’est pourquoi à la variété des textes doit répondre la variété des éditeurs et celle des jurys des prix littéraires.

Le prix n’est jamais un dû mais une grâce, comme nous le rappelait hier encore Gaston Cherpillod, un signe modeste qu’une voix ne se perd pas dans le désert. C’est pour le lecteur un point de repère, une sorte de prescription, plus forte d’être facultative, une incitation peut-être. Et dans une contrée, la Suisse romande, où la presse consacre de moins en moins de place à la critique littéraire, il est heureux que les prix créent un certain bruit, une certaine émulation. Plus ils seront nombreux, mieux ils seront dotés, plus ils auront les moyens de se faire connaître et entendre, mieux la littérature se portera.

Bien sûr, rien ne remplace l’exercice quotidien de l’écrivain qui forge son écriture et son écrit, ni la pratique, quotidienne elle aussi, de la lecture. Entre deux le prix est un signe, un lien, une passerelle, un poteau indicateur, un encouragement.

Le Prix Eugène Rambert, de longue tradition, le plus ancien de Suisse romande, à la fois émanation de Zofingue, à la fois en prise sur le monde contemporain, a montré durant le siècle écoulé qu’il se renouvelait, qu’il lisait, primait tous les trois ans, ce qui permet un recul, une juste distance et constitue une autre singularité intéressante. Il récompense des œuvres dignes d’estime et donc de succès dont les auteurs et les lecteurs peuvent lui être reconnaissants.

Le nom d’Eugène Rambert qui, s’il ne fut sans doute pas inventeur d’une écriture, fut un passeur exemplaire entre la Suisse des Alpes et celle des universités, la Suisse alémanique et la Suisse romande, la nature et la culture, témoigne de l’ouverture de ce prix.

Une amie, femme intelligente et cultivée, qui s’étonnait naguère de ce que ce jury soit entièrement composé d’hommes, eût dû sans doute remarquer que les lauréats du prix Rambert sont de plus en plus des lauréates, ce qui eût dû l’emplir d’aise. Comment créer un prix en l’assortissant de quota ? Ce qui m’importe c’est que les prix portent couleurs, en soient fiers et le manifestent glorieusement en osant choisir. Foin de jurys qui partagent les prix en deux ou trois, pourquoi pas alors un seul prix partagé entre tous les écrivains, deux tiers aux auteuses, le reste à l’avenant, sans oublier les préférences sexuelles ou nationales ? Ou alors qu’on paie les auteurs à la page, au mot, au signe puisqu’on ne peut plus les payer au sens et que l’on quitte définitivement le singulier pour le quantifiable qui seul permet la mesure.

Ce qui est satisfaisant, et bien sûr frustrant, dans l’attribution d’un prix littéraire, c’est cette gratuité, cet arbitraire malgré toutes les justifications a posteriori, ce flamboiement de l’intuition, cette grâce enfin qui distingue l’élu. Dix autres l’eussent pu obtenir, dix autres qui continueront d’écrire sans relâche, dix autres que les lecteurs liront un autre jour ou liront aujourd’hui justement parce qu’ils n’ont pas reçu de prix.

Félicitons le jury, le prix, d’exister, et l’heureux lauréat, et soutenons les prix littéraires !

Reconnaissance | Etienne Barilier

On dit souvent d’une œuvre d’art qu’elle est sans prix. Cela signifie qu’aucune somme d’argent, si élevée soit-elle, ne pourrait en fournir l’équivalent. Cependant, si l’œuvre d’art vaut plus que tout, elle vaut moins que rien. Personne ne pourrait l’acheter, mais quelqu’un le veut-il ? Bref, comment l’écrivain saura-t-il que le public a besoin de ses livres ?

Dans des cas très rares, il arrive que son œuvre sans prix trouve de nombreux acquéreurs, et se vende un bon prix. Mais dans tous les autres cas, il sera bien avisé, s’il veut boucler ses fins de mois, de ne pas compter sur ses droits d’auteur. Il est d’ailleurs prêt à se faire une raison. Il est prêt à supporter que ses créations se vendent mal, pour autant qu’elles soient reconnues. Or c’est la loi d’airain : la reconnaissance de mon utilité sociale, c’est le prix dont la société veut bien payer mon travail. Mais existe-t-il des formes de reconnaissance sociale qui ne soient pas des salaires ?

Les prix littéraires, bien sûr ! N’ont-ils pas pour vocation splendide et paradoxale de récompenser ce qui est sans prix ? Ce sentiment si précieux, si vital, d’être alors reconnu, l’écrivain l’éprouve même lorsqu’il reçoit une distinction qui ne s’accompagne pas d’espèces sonnantes et trébuchantes (j’en ai reçu plusieurs de ce genre-là ; l’une d’entre elles portait le nom fort bien trouvé de « Prix d’honneur »). Ne nous cachons pas la vérité, cependant : quand le montant du prix littéraire est coquet, le récipiendaire ne se sent encore mieux reconnu. L’argent sert à tout, même à donner, donc à témoigner d’une reconnaissance. D’ailleurs on imagine mal un Nobel sans dotation financière.

Mais imaginons à l’inverse que l’écrivain primé reçoive une forte somme sans que personne n’en parle nulle part. Imaginons qu’aucun jury ne lui décerne rien, qu’aucune cérémonie n’ait lieu ; que nul éloge ne soit prononcé ; que l’argent soit subrepticement viré sur son compte. Son capital financier s’en verrait augmenté, mais pas ce que les sociologues appellent, d’un nom terriblement équivoque et rébarbatif, son capital symbolique. Tout bien pesé, le prix littéraire, c’est d’abord une salutation publique à l’écrivain, la reconnaissance publique de son rôle social. C’est un billet d’admiration que la société fait passer à l’artiste. Qu’elle le lui tende sur un plateau d’argent va mieux encore, mais n’est pas l’essentiel. L’honneur d’abord ! C’est l’honneur qui donne le courage.

Cet honneur est plus grand encore, je veux le dire ici, lorsqu’on est distingué par un prix vénérable, qui a couronné, durant des décennies, des écrivains de premier plan. On a le sentiment d’être admis à la table des dieux. Recevoir le prix Rambert, c’est recevoir le prix qui couronna Ramuz, Denis de Rougemont, Catherine Colomb. Pour un jeune écrivain, l’honneur est alors double, et son courage redouble.

Et le moins jeune écrivain ? On croit souvent qu’en prenant de l’âge, il prend de l’assurance, et n’a plus besoin d’encouragements ; que son œuvre lui donne la certitude d’exister, et qu’à chaque livre publié, il s’élève davantage au-dessus du doute et de l’angoisse. Quelle erreur ! La plus belle pile de livres fait le moins sûr des piédestaux. Non, l’écrivain garde, tout au long de sa vie créatrice, les mêmes anxiétés, les mêmes inquiétudes. Peut-être s’aggravent-elles avec le temps. Rien ne peut le délivrer, pas même les prix littéraires. Mais du moins sent-il, quand il est honoré, que ses tourments ne sont pas tout à fait vains.

Eloge de la différence | Pascale Kramer

De mon Prix Rambert, je garderai à jamais cette image : sept hommes de tous âges, assis en rang derrière une longue table napée de blanc, dans une vaste salle décrépite que fait régulièrement trembler le passage d’un train. Pour me trouver là, il a fallu un appel à minuit m’annonçant que je suis lauréate d’un prix auquel je ne savais pas que je concourais, une recherche sur Google pour situer cette fameuse maison Blanche, rue de Tivoli dont il me semblait pourtant avoir exploré chaque recoin étant gamine, franchir un portail enfoui dans une haie entre deux immeubles, dévaler un verger pentu balayé de hautes herbes jusqu’à une vaste villa à gueule de manoir, m’assurer que c’est bien là que je suis attendue auprès de deux étudiants portant avec un naturel parfait des insignes d’un autre âge, et escalader un inquiétant escalier resté dans son jus de 1905.

Mon livre primé traite de la souffrance, ingrate mais néanmoins réelle, d’une jeune femme incapable d’assumer la naissance de sa fille. Je sais qu’il n’a pas été choisi à l’unanimité, mais que, forcément, au minimum quatre des sept votants l’ont préféré à une centaine d’autres romans parus les trois années précédentes, voire l’ont aimé vraiment. Chacun reste discret sur son choix, mais il est facile de deviner quels sont mes supporters. Et si je devine bien, un des deux pasteurs que compte le jury a dû voter pour ce roman a priori féminin, dont la narration intimiste et pratiquement immobile attaque opiniâtrement, sans échappatoire ni rédemption, l’idée d’instinct maternel.

Voilà, tout est dit de l’absolue originalité de ce prix. Il émane d’une société d’étudiants mâles, qui assume son conservatisme, sa désuétude… et (et c’est là l’important) des choix qu’on n’attendrait pas d’elle. Les prix littéraires sont indispensables aux auteurs, surtout à ceux qui cherchent à creuser un sillon personnel pas nécessairement commercial ; ils leur apportent une confiance et un confort extrêmement précieux. Il est primordial que subsistent des prix qui ne fonctionnent pas qu’entre gens du milieu ni de même pensée, c’est une garantie supplémentaire de liberté pour les auteurs. Le Prix Rambert est à ma connaissance le plus atypique d’entre eux. C’est une pièce de musée dans la tradition des lettres suisses et francophones. Une pièce dépoussiérée, authentique, qui mérite à tout prix d’être revendiquée et maintenue dans sa différence.