Marie-Jeanne Urech, une petite marchande d'allumettes

Mercredi, 23 Octobre, 2013

"J'ai fait un rêve." C'est avec une sincère et vive émotion que le lecteur redécouvre la puissance de ces mots dans la bouche ingénue du vieux fou, Séraphin, personnage touchant du roman de Marie-Jeanne Urech, Les Valets de nuit, récompensé par le Prix Rambert 2013, du reste parfaitement mérité. Ce rêve, c'est celui d'un appel à l'amour. C'est celui d'une Amérique remise des injustices sociales liées à la crise des subprimes causée par ces hommes barricadés dans leur bulle immobilière. Ce rêve, c'est aussi celui de Marie-Jeanne Urech qui nous offre là un conte fantasmagorique à la fois drôle, cruel et poétique, à la manière de Boris Vian et de Franz Kafka.

Imaginez un plan fixe. Nous nous trouvons devant la maison de la famille Chagrin, théâtre du drame. La caméra s'avance pour observer la vie de cette famille à travers la fenêtre éclairée par une veilleuse qui ne doit pas s'éteindre. On y voit le grand-père Séraphin fidèle à son poste, à côté de l'interrupteur: réminiscence de la guerre, Séraphin se couche au sol à la moindre panne d'électricité, créant des scènes de désordre comiques autour de lui. Son ingénuité nous le rend toujours sympathique. À la recherche de l'Homme Noir, le seul à pouvoir sauver la famille, le vieillard ne cesse de perdre son pantalon, ce qui le met dans des situations parfois cocasses. On distingue aussi les deux faux jumeaux Zibeline et Yapaklou: ils se préparent à rendre visite au Géant qui habite le distributeur de frites et qui veille en secret sur leurs jouets. Rose Chagrin, la mère, est dans la cuisine: elle avale des pilules qui lui rendent son sourire originel puisqu'elle est née Chance, et qui lui font oublier que faute de bonnes ventes, elle doit passer de plus en plus de temps avec son patron. Et puis bien sûr, il y a Philanthropie et ses deux anges gardiens, cette grosse dame à l'essence allégorique, qui mange des schnitz tout en veillant au bonheur de la communauté qu'elle rassemble par ses chants. Dans ce cadre à la fois poétique et grotesque, il ne manque que le père aimant Nathanaël, qui cumule cinq emplois, 24h/24, pour honorer les traites toujours plus chères de son havre de "paix".
On frappe à la porte. La caméra tourne de 90° et voilà que l'écrivain nous met face à face avec un homme, ou plutôt un insecte qui finira par ressembler au cafard répugnant de Kafka: il s'agit du commissaire-huissier-commissaire-priseur venu réclamer une nouvelle traite. Derrière nous, un bus de touristes passe, observant le spectacle de pauvreté qu'offrent toutes ces maisons Boris Vian et de Franz Kafka. vidées de leurs âmes.
L'écriture de Marie-Jeanne Urech est cinématographique, mais pas seulement. L'écrivain joue aussi bien avec les registres qu'avec les champs. Chacun de ces personnages pourrait être le narrateur des Valets de nuit. Son discours est aussi candide que cruel, réaliste que fou, utopique que clairvoyant, insoumis que résigné. Elle manie avec perfection l'allusion grotesque, grinçante, affligeante, ironique ou drôle. Le lecteur rit, pleure, voire les deux à la fois. La douceur de son style tempère une cruauté que les mots cachent à peine. À la fin, il ne reste plus que la bibliothèque en papier de Séraphin et la musique harmonieuse de Philanthropie comme seuls vestiges de l'ancien monde. Mais ceux-ci partiront en flambeaux dans un dernier autodafé, nécessaire à l'avènement d'un nouveau monde de lumière.