Laudatio 2010 | Philippe Weissbrodt

We’ll slide down the surface of things.

Permettez-moi d’emprunter, quelques instants seulement, le leitmotiv qui file tout le long de Glamorama de Bret Easton Ellis. J’imagine volontiers le scepticisme s’instaurer dans l’esprit de celui qui aura lu Bret Ellis et Pascale Kramer face à cette entrée en matière. Oui, L’implacable brutalité du réveil, que nous couronnons aujourd’hui, est un roman géographiquement américain et l’on pourrait certainement tisser un réseau de relations entre les deux auteurs. Tout n’est que question de courage et d’équilibrisme. Je me contenterai de ne garder que ce leitmotiv : glisser « au bas » de la surface des choses, de manière passive, sous l’action de quelque force gravitationnelle.

Aux prises avec la traduction exacte de l’expression, j’avais fini par la laisser de côté. Et pourtant, préparant ma laudatio, j’y revins souvent, follement attiré par l’idée tant du glissement que de la descente qui opèrent constamment dans l’œuvre de Pascale Kramer. Une œuvre intime, construite sur les destins brisés d’individus initialement issus de milieux simples et plongés dans une géographie aussi précise qu’imaginaire – initialement, car nous noterons un changement de classe sociale dans L’Implacable brutalité du réveil parallèlement au glissement opéré vers le localisable, en l’occurrence la côte californienne. C’était déjà le cas dans Fracas, l’avant-dernier roman de l’auteur qui figure également à la liste des ouvrages pris en compte par notre jury.

«Glisser au bas de la surface des choses», le français dirait plutôt «glisser sur les choses», pourrait en un sens bien caractériser le processus que l’auteur applique aux univers qu’elle décrit. Car si elle nous mène au cœur de ses personnages, c’est en grande partie à travers leur sens – rapports d’interface –, dans une écriture de la vision, du toucher, des odeurs, des sons et des goûts. Mais ce faisant, et c’est là la limite de la citation, elle connecte cette emprise du monde sur l’être aux réflexions les plus intimes, aux sentiments les plus profonds, aux émois de ce même être comme, en retour, aux réactions de ses organes et de son corps entier.

Pascale Kramer «décortique» ses univers – c’est-à-dire les dépouille de leur carapace pour nous donner ces dernières à contempler, dans toute leur absurdité, autant que pour nous les faire voir, à vif, de l’intérieur, pour nous en faire ressentir les plus infimes états, variations, subtilités ; des univers faits d’individus qui perçoivent et ressentent le monde au fil de l’encre sombre qui s’écoule de sa plume. Ce sont ces exactes perceptions et sensations qu’elle capture dans les filets d’une langue aussi aiguisée et rapide que savoureuse, qui sait mener le lecteur juste derrière les yeux des protagonistes qui peuplent ses romans, juste sous leur peau, autant que jusqu’au plus profond de leur âme, leur ventre et leur cœur.

Huitième roman, L’Implacable brutalité du réveil, ne fait pas défaut à la direction générale que suit l’œuvre en constitution de la lauréate du Prix Rambert 2010. Il suit trois semaines de la vie d’une jeune mère que la naissance du premier enfant met dans un état de trouble profond.

La trame est posée. Voilà? Ce serait tout? Un roman que l’on pourrait ainsi «dire» en une phrase? Du pathos féminin et féminisant? Il n’en est rien. L’écriture de Pascale Kramer attrape le lecteur par les sens, opère depuis l’intérieur. Depuis le fond des yeux de ses personnages, directement sur leur rétine, de la surface de leur peau, de leurs cellules olfactives mêmes; et dans les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. C’est donc dans la capacité que la romancière a de se mettre, de nous mettre, dans les corps de ces anti-héros, et de (nous faire) vivre leurs accidents, leurs doutes, l’indicible malaise dans lequel ils se trouvent. C’est aussi par ce droit qu’elle donne à l’environnement d’agir sur ces individus, comme si les lieux et les objets étaient doués de desseins propres.

«Accidents». Le mot est tombé un peu plus haut. Les histoires que l’écrivaine nous conte les utilisent comme déclencheurs. Nous nous rappellerons, par exemple, Les Vivants, paru en 2000, lauréat du Prix Lipp en 2001, relatant la vie d’une famille après la mort de deux enfants, deux frères, par un accident dont leur propre mère avait vu se profiler la possibilité; ou encore de Fracas que je citais précédemment, où après de fortes pluies, une villa est menacée par un bloc rocheux prêt à s’écraser dans le jardin puis sur la maison à tout instant. Dans L’implacable brutalité du réveil, c’est la naissance d’Una, la fille d’Alissa et Richard, qui opère ce rôle de catalyseur du drame.

« Drames » omniprésents donc, avec lesquels Pascale Kramer, derrière un sourire pétillant, acère «en cachette» la plume qui s’affine avec le temps, au cours de ses ouvrages. Ainsi, c’est la mort, double, qui frappe dans Onze ans plus tard, en prélude et déjà conclusion de l’histoire de ce couple dont la relation se désagrège dès la perte d’un enfant en couche, alors qu’autour d’eux un ciment social les fige ensemble; la mort aussi dans Les Vivants que je citais plus tôt – l’auteur confiait déjà lors d’une interview avoir tenté d’éviter de convoquer la mort dans son roman, mais en vain, il était trop tôt. Elle n’est plus que spectre dans Fracas, et c’est la vie même qui la remplace dans son dernier ouvrage.

L’implacable brutalité du réveil pose la naissance d’Una comme accident, non qu’elle advint contre le désir de ses parents, mais par le sentiment chez la jeune mère de « la certitude qu'Una n'aurait jamais dû naître ». Drame d’une enfant, je parle là de la jeune maman, jusqu’alors choyée, aimée, désirée, enviée… Superficialité à la surface de laquelle Alissa a glissé avec légèreté jusqu’à l’arrivée de «cette inguérissable fragilité, avide, perdue, souffreteuse, incompréhensible», ce petit être distant, tantôt «de cire», tantôt «mollesse ratatinée, désarticulée» procurant «une sensation désagréable dans les mains» lorsqu’il est endormi. Perception indicible. Superficialité qui s’est écaillée, qu’Alissa ne sait plus réparer, et qui était le cœur de sa relation au monde.

Je disais plus haut ce nouveau-né être l’«accident catalyseur du drame». Car il n’agit pas seul mais bien en initiateur d’un apparente cascade réactionnelle qui premièrement pousse le jeune couple dans une résidence étriquée en comparaison à la maison familiale «rue Denslow» – écrin de cette princesse au corps et aux sentiments aujourd’hui déchiré par la naissance de cette petite vie que la dépendance rend insupportable. Mais aussi parce qu’au milieu de ce désarroi Alissa apprend la séparation de ses parents, abrupte. Parce qu’elle réalisera plus tard encore mieux sa déconnexion d’avec sa vie «d’avant» lorsque la perspective de retourner travailler est simplement balayée par la simple mention de son remplacement définitif dans l’agence dans laquelle elle travaillait.

Ainsi le monde qu’elle avait fantasmé s’effrite, et elle le réalise chaque jour plus, remarquant par exemple lorsqu’elle se prépare pour aller voir ses amies et anciennes collègues de travail que: «Sentir à nouveau ses lèvres patiner dans la colle sucrée du gloss lui redonna un peu d’assurance. Sa silhouette dans les vitres de la porte de la résidence la surprit par son allant. C’était cela aussi qui l’avait tant séduite, l’idée d’être une très jeune maman qu’on jugerait attendrissante.» Simulacre dont elle n’est pas dupe. Image factice du bonheur de la maternité dont l’écrivaine confie avoir pris conscience justement en discutant avec une amie jeune maman. Simulacre qui pousse Alissa toujours plus loin dans la solitude, entre le bonheur perçu, rêvé et peut être feint de ceux qui l’entourent; jusqu’à son mari qui ne voit pas le profond vide dans lequel elle se sent absorbée. Solitude toujours face à ce voisin mystérieux, objet de ses fantasmes alors qu’elle refuse ou rechigne encore d’offrir à son mari un corps blessé et déformé par la grossesse, ses chairs meurtries par l’acte de donner naissance.

Je ne dirai pas ici toute l’histoire que L’implacable brutalité du réveil nous délivre. Il vous faudra lire. Je ne dirai pas le drame «collatéral» de Jim, rescapé estropié de la guerre en Irak, marié à Audrey, vestige de sa «meilleure amitié». Je ne dirai pas jusqu’où ira Alissa dans la lente descente au fond de ses sentiments, de ses tourments, ni jusqu’où iront ses tentatives de rejet, d’abandon, de l’enfant qui est sa chair – ne connaissant qu’une brève rémission le temps d’une hospitalisation du nouveau-né pour quelque trouble respiratoire bénin. Trois jours durant lesquels Alissa sera non seulement prise en charge médicalement, mais également entourée, en atteste les nombreux cadeaux que Richard empaquettera pour le retour à la maison, simulacres et systèmes des objets, chers à Baudrillard. Et très vite reprend la solitude, le doute… Mais à nouveau: il vous faudra lire.

Je dirai par contre le plaisir que j’ai eu à rentrer dans l’univers de la romancière par cet Implacable brutalité du réveil, de poursuivre avec Fracas, huis clos familial toujours sur le fil du rasoir, où j’ai pu prendre conscience de la rigueur de son entreprise littéraire. Et de continuer ma lecture de son œuvre, au-delà des nécessités stricto sensu du prix. Car c’est à mon sens le rôle de notre prix de ne pas se satisfaire du seul «trait de génie». Je tiens donc à saluer ici la conséquence de l’édifice que Pascale Kramer érige, autant que l’originalité de chacun de ses récits dont nous avons eu la chance, commuée ensuite en dilemme, gage de qualité, de compter deux opus lors de cette édition du prix.

Découvrant son dernier roman, je me suis vite surpris à me laisser glisser le long du texte, puis réellement immerger dans le corps et les pensées d’une jeune mère; sujet que, pour rabâcher quelques poncifs, j’aurais pu croire ni me concerner, ni me toucher a priori. Il n’en est rien et c’est assurément là un des talents de Pascale Kramer, de savoir entrevoir l’originalité du sujet et du point de vue. Elle réussit, à nouveau dans ce huitième roman, à instiller ce rythme qui lui est propre; une attente, un suspens, faisant de L’Implacable brutalité du réveil un réel «thriller intime» pour reprendre les mots d’Elisabeth Vust. Il nous guide le long d’un fil tendu entre les relations humaines, nous laissant entrevoir la fragilité de ces dernières et, brisant une image du bonheur, nous invite à repenser le rapport à l’autre.

Sans doute initiée à quelques pratiques secrètes, Pascale Kramer nous transporte dans les corps des autres; elle semble capable de se transporter elle-même puisque sa propre sœur lui demandait comment elle savait tout cela sans avoir eu d’enfant.

Elle connaît de plus la magie qui transforme le banal. Alchimie de la langue, à la manière d’une enchanteresse ou par quelque sorcellerie (sa magie ne saurait être plus claire que l’encre qu’elle utilise), elle fait se rencontrer les mots. Ils se mélangent, s’emboîtent, ne font qu’un, tout en tintant les uns contre les autres: symphonie de sons, d’images et de sens qui s’opposent et s’embrassent, se complètent.

Assailli, assiégé par sa poétique, par les mille sensations qu’elle a réussi à placer jusque dans mon corps, je ne fus donc presque pas étonné de me réveiller il y a quelques jours avec encore à l’esprit ce qui m’était arrivé la nuit passée: j’ai rêvé que je portais un enfant dans mon ventre.

> réponse de Pascale Kramer