Réponse à la laudatio | Pascale Kramer

Bonsoir à tous,

On n’imagine pas, quand on commence à écrire, que cela impliquera, tôt ou tard, et paradoxalement si on a de la chance, d’avoir à prendre la parole.  

Je dois me faire violence, mais je le fais le plus volontiers du monde, et avec la plus grande sincérité possible, en hommage à l’honneur et surtout à l’immense plaisir que vous me faites ce soir en m’ajoutant à la prestigieuse liste des lauréats du Prix Rambert.

Que l’Implacable brutalité du réveil soit récompensé par un jury d’hommes, et qui plus est d’hommes membres d’une société exclusivement masculine, m’a surprise et m’a plu. On a beaucoup parlé de baby blues à propos de ce livre, ramenant son sujet à une expérience de femme, alors que j’essayais avant tout de raconter une expérience humaine, vertigineuse, celle de donner la vie. N’étant pas mère moi-même, le projet était périlleux. Tout comme lorsque j’écrivais Les Vivants, un livre sur la mort de jeunes enfants, je me suis souvent interrogée sur ma légitimité à le faire.

Pas plus tard qu’hier soir, à la Fnac des Ternes, Philippe Besson disait qu’un écrivain est toujours légitime à s’approprier n’importe quel sujet, à partir du moment où son livre fonctionne. A vous écouter, il semblerait que j’aie réussi à vous rendre perceptibles et crédibles, à vous qui êtes des hommes, les doutes abyssaux d’une jeune maman. Ce soir, en me remettant ce prix, vous me donnez confiance en ma légitimité. Croyez-moi, c’est infiniment précieux.  

Récemment, à l’occasion d’un débat littéraire, j’ai dit que j’étais autodidacte. Je le croyais sincèrement, n’ayant pas fait d’études universitaires, mais j’avais tort. C’est un des autres auteurs invités ce jour-là qui m’en a fait prendre conscience. Comment peux-tu te prétendre autodidacte, m’a-t-il dit, tu as forcément eu des maîtres puisque tu as lu. A vrai dire, oui, j’ai eu des maîtres, mais ce sont moins les écrivains que j’ai lus, que quelques mentors de hasard. Et comme on m’invite à prendre la parole bien plus longuement que je n’aurais osé le faire spontanément, je vais en profiter pour leur rendre hommage.

A l’époque du gymnase, j’écrivais des petits textes courts, qui me valurent un prix à un concours d’été. Parmi les membres du jury, il y avait Jacques Chessex, mais aussi Raymond Denat, un professeur de français en fin de carrière, un homme un peu démodé, je crois pas très aimé. J’ai appris qu’il était décédé il y a plusieurs années, et j’ai toujours regretté de ne l’avoir pas revu, pas assez remercié. Il nous faisait lire La Vouivre de Marcel Aymé. Il aimait ce livre avec un bonheur que je lui envie car il avait réussi à survivre au peu d’enthousiasme de plusieurs générations d’élèves de scientifique. Raymond Denat détestait en revanche La Fontaine. Il était en fait d’une très grande liberté intellectuelle et nous l’a enseignée. S’il y a une chose à tout jamais utile qu’on puisse enseigner à des élèves de gymnase, c’est bien la liberté intellectuelle, ou tout au moins l’envie d’y aspirer.

Encouragée par mon prix, je m’étais lancée dans un roman dont Raymond Denat suivait les progrès quasiment page à page. Nous nous retrouvions à la bibliothèque du gymnase dont il s’occupait entre ses cours. C’est grâce à sa patience que j’ai réussi à tenir la distance du roman. Ce premier livre est paru un an plus tard aux Editions de l’Aire, où j’ai connu Jean-Luc Badoux sans qui je ne serai pas là ce soir, c’est une absolue certitude.

Jean-Luc a lu, annoté, tous mes manuscrits depuis ce premier roman. Et surtout, il l’a toujours fait de la seule manière qui vaille mais qui est aussi la plus risquée en amitié : sans jamais, jamais, jamais ne rien laisser passer. Non seulement les erreurs de style ou les répétitions, mais des péchés de débutants bien plus graves, comme les facilités, les clichés, les pages désincarnées, les fausses bonnes idées… Ce n’est pas toujours facile de s’entendre dire ses ratages. Je l’en ai maudit souvent, mais jamais au point d’oublier qu’il me faisait ainsi la preuve d’une amitié d’une très grande générosité. Je ne suis pas étonnée qu’il ne soit pas là ce soir, c’est le contraire qui eut été sidérant. Mais je sais qu’il sait que je suis en train de lui dire mon infinie reconnaissance.

Parmi ces mentors de hasard, il y a aussi Pascal Quignard. Il m’avait fait venir dans son bureau chez Gallimard, pour me parler d’un manuscrit qui avait été refusé par le comité de lecture, mais auquel il croyait. Pour me faire comprendre ce qui manquait à mon livre, il me parla d’un film de Blier qui venait de sortir. Le film commence par une scène saisissante où on voit deux jeunes femmes au petit matin, l’une poussant l’autre endormie dans un caddie de supermarché. C’était cette façon brutale, sans complexe, d’entrer en matière qu’il me suggérait. Je ne l’ai compris et mis en pratique que bien plus tard, dans Manu, mon premier vrai roman. Quignard m’avait également dit ce jour-là : « veillez à être toujours pleinement vous-même. »

Je repensais à ce conseil récemment, en lisant le dernier roman d’Ananda Devi, Le Sari Vert. Elle y décrit, dans un court paragraphe, une vache mettant bas un veau dont il a fallu trancher la tête. Je ne sais d’où est venue à Ananda Devis l’idée de cette scène, si elle y a assisté, et c’est sans importance. Il y a une vérité inoubliable dans ce passage, et surtout dans cette phrase : c’est la fulgurance d’une intuition. On est mauvais juge de son propre travail, mais on sait quand on touche à une vraie intuition. Ce peut-être de toutes petites choses, mais après tout, on peut aimer et se souvenir à jamais d’un livre dont on n’a retenu qu’une phrase.

C’est chacun à sa manière Raymond Denat, Jean-Luc Badoux et Pascal Quignard qui m’ont communiqué cette exigence de vérité vis à vis des livres. Et dire que je pensais être autodidacte.

Chers Messieurs les jurés, je vous remercie ce soir non seulement de m’avoir remis votre prestigieux prix, mais aussi de m’avoir donné l’occasion de formuler ces pensées que je n’avais jamais dites.