Remerciement pour le Prix Rambert 2016 | Philippe Rahmy

Le 22 février 1989 paraissait le livre qui allait me servir de viatique et qui continue à m’éclairer, que ce soit en tant qu’homme ou en tant qu’écrivain, à supposer qu’il existe un écart entre les deux. Le mensonge et le témoignage, la violence et la tendresse, le rire et les larmes, la vie et la mort, toutes les questions appelant une réponse définitive ont perdu leur raison d’être à la lecture de ce livre. La littérature n’était plus seulement l’art d’écrire, mais aussi celui d’ajuster sa propre parole à un plus vaste labyrinthe.

Chers membres du Jury du prix Rambert, vous avez honoré Jean Starobinski, auteur d’un livre qui a guidé mes pas jusqu’à vous. Imaginez mon émotion, mais aussi le vertige qui me saisit, cette spirale où le possible et l’impossible s’épousent et recomposent les fragments d’un occulte compagnonnage, où j’ai tant puisé la force d’élever la voix, apprenant à accorder mon langage aux paroles qui s’échangent au coin de la rue, cris et chuchotements, mais aussi au grondement des bêtes, au battement des océans.

Le monde ne cesse de parler; pour l’écrivain, toutes les paroles se valent, de l’insulte au mot doux, ainsi que les actions qu’elles provoquent, les causes et les conséquences, jusqu’à la plus infime contraction de l’air. Telle est donc la malédiction de l’écrivain: sa voix est trop étroite pour accueillir le théâtre où se déploie la réalité. Le pourrait-il, il n’en serait pas moins maudit, tel un Sisyphe qui, au lieu de rouler son rocher, le briserait, frappant une pierre avec une autre, jusqu’à réduire la matière en poussière, avant de l’avaler. Je suis ce Sisyphe vorace. Face au monde trop vaste et dénué de sens, j’ai l’intuition impérative d’une harmonie sous-jacente, que je fais mienne, charnellement mienne, d’une promesse, ou, du moins, d’une perspective mouvante, fluide, aux allures de serpent ou d’aurore boréale. Ce mouvement à l’œuvre dans les choses, qui semble les traverser, suggère un rapport entre ce qui est disjoint, une présence impersonnelle au sein de la matière muette, comme l’alliance fugitive, mais radicale, entre le néant et sa traduction dans l’ordre de l’intelligible. Cette alliance, je ne cesse de la désirer.

Parole. Parole atone et fulgurante qui installe l’instant, les objets et les êtres dans la durée, et, ce faisant, qui les décompose, les désagrège, selon d’infinies variations, jusqu’à ce que la page écrite et la chose vécue se trouvent, se recouvrent, se confondent. Tendez l’oreille; au-delà des murs de cette pièce et de la vénérable maison qui nous accueille ce soir, le brouhaha de la ville nous parvient avec le battement de notre cœur, avec nos peines et nos joies quotidiennes, mais ce murmure lointain, fusionnant le bruit des choses et celui de notre corps, qui nous enveloppe, le voici plus présent, presque vivant d’avoir été prononcé, désormais aussi complexe que nous le sommes, soudain capable de s’adresser à nous. L’inanimé, réveillé par le langage, comme un bouclier, s’interpose entre nous et la mort.

Brouhaha de la ville. Littérature. Pouvoir de contredire la loi de l’extinction. Comment?... Fermez les yeux. Laissez-vous submerger par l’instant présent, par le flux déformé du souvenir, et par les heures, les minutes, les secondes qui tombent d’on ne sait où. Elles nous frappent comme une pluie de grêlons, qui finit par nous transpercer, par coller nos vêtements à notre corps, nos cheveux à notre crâne, par nous dénuder jusqu’à l’os. Comment résister au temps qui nous avale? Qui peut encore nous venir en aide? La poésie? La poésie a rejoint Dieu au royaume des hallucinations collectives. Ici et maintenant, vous et moi, nous nous accommodons de notre solitude à plusieurs, autant que possible, comblant, comme nous le pouvons, notre besoin de consolation, notre besoin de certitude.

C’est à ce carrefour, à l’articulation de nos isolements respectifs, que je trouve la force d’invoquer, non pas la poésie ou Dieu ou le diable, mais l’espérance. Une certaine espérance. J’aurais pu la trouver au fond des yeux d’un chien ou la déchiffrer dans les entrelacs d’un graffiti barbouillé à la hâte sur un mur. Je l’ai reconnue dans un livre de Jean Starobinski, dont le titre rayonne d’une mystérieuse promesse: Le remède dans le mal. Ce titre, traduisant l’ambition profonde de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, recouvre la somme de toutes les réalités physiques et spirituelles où l’écrivain cherche inlassablement un passage, une somme qu’il réoriente pour dégager une perspective. Ce titre, à lui seul, pose l’enjeu de la littérature, et son projet, articulant l’écrivain et son œuvre, aux contextes économique, politique et social, dont ils sont l’émanation. Un remède existe bel et bien. Comme toute puissance agissante, le mal dont nous souffrons recèle son contraire.

De quel mal s’agit-il? Que peut la littérature en ces temps de manque? Question sans réponse que posait Hölderlin, et que nous, qui avons la prétention d’écrire, entretenons comme s’il s’agissait de la dernière bougie, une flamme vacillante, perçant l’obscurité des vérités premières. Question sans objet, et peut-être même indigne d’être posée, tant elle délègue le pouvoir des dieux aux poètes, tant elle témoigne de la passivité, de la mélancolie des sociétés qui attendent, comme attendait Godot, les yeux vides et le cœur sec, une réponse providentielle, une phrase, même hésitante, que l’artiste serait seul à pouvoir formuler. Non! Rien ne manque. Non, personne ne nous tendra la main. Le remède est en nous. Parmi nous.

Nous devons renoncer à nos guides. Nous sommes sans grandeur, sans point de vue, incapables d’élévation. Les socles et les autels ont été brisés, les statues que nous vénérions gisent sur le sol, avec nous. Nous voici toujours aussi faibles, mais à hauteur des livres, capables d’inverser le rapport hiérarchique entre la force et la faiblesse. Tel sera donc le pouvoir de la littérature. « Un remède dans le mal ». Elle s’ouvrira à la parole de tout un chacun, au trivial, à banalité de chaque jour, à l’humanité entière, sans ambition particulière, sans diriger ou dominer, comme la fleur déploie sa corolle pour accueillir les insectes pollinisateurs. Chose parmi les choses, elle absorbera désormais sans effort la plainte de ce qui tombe, se casse, agonise et meurt, et de chaque naissance, pour célébrer le miracle de l’existence et le triomphe des faibles sur les forts.

J’ignore quelles ombres et quelle lumière de mon livre Allegra ont touché les membres du Jury du prix Rambert. Je sais, en revanche, quelle invincible faiblesse m’a porté lors de son écriture. J’avais une ambition. Elle n’était pas littéraire. Je ne saurais la nommer. Je me contenterai d’évoquer l’image d’un immeuble, d’un parking faiblement éclairé par un lampadaire qui prolonge le halo d’une ville, ou d’une usine, d’une station-service, d’un stade ou du lieu qu’on voudra, pourvu qu’il soit suffisamment délabré pour s’accorder avec la mélancolie, la désespérance et la colère rentrée de celles et de ceux qui en sont captifs, et qui tournent en rond dans ce paysage urbain, comme des mouches sous une cloche à fromage ou des lions en cage. Loin de moi le désir d’expliquer, de justifier leur rage. Mais je veux la comprendre. Si j’avais une ambition personnelle en écrivant Allegra, elle ne saurait que contraster, voire contredire mon projet d’écrivain, dédié à l’exploration des labyrinthes, un labyrinthe où le mal du siècle, le poison d’une parole publique corrompue par le ressentiment, finirait par se perdre et par s’éteindre dans la littérature.

Cette ambition inavouable tient dans mon nom, Rahmy, comme Ali Rahmy, mon grand-père paternel, vivant à Minieh, en Moyenne-Égypte, une petite ville au bord du Nil, un bastion des Frères musulmans. Je n’ai pas connu mon grand-père Ali. On m’a raconté que cet humaniste musulman, né à la fin du XIXe siècle, amoureux de l’Occident, comptait la démocratie parmi les valeurs universelles, ainsi que le progrès des sciences et des techniques, l’égalité de traitement et de salaire entre les hommes et les femmes, la liberté de culte et d’orientation sexuelle. Il épousa une Française lors d’un voyage en Europe, ma grand-mère Yvonne, née Plumard, une Berrichonne vivant à Genève, qui partageait sa vision de la modernité. Rentré en Égypte avec sa femme, il mit ses convictions en pratique, alphabétisant le personnel de son exploitation agricole, avant d’acheter une cinquantaine de machines à coudre destinées aux femmes célibataires ou veuves, pour qu’elles puissent subvenir à leurs besoins. Quelque temps après, Ali fut condamné à mort par on ne sait qui. Il disparut du jour au lendemain. Sa maison resta à l’abandon, redevint poussière. Quant à ma grand-mère Yvonne, elle s’enfuit pour l’Europe avec son bébé de six mois, mon père Adly, qui perpétua la même vision de l’être humain et me la transmit quand j’étais adolescent.

Voici donc mon ambition, ou, plutôt, mon délire. Je faisais un rêve récurrent en écrivant Allegra. J’étais au pied de cet immeuble, vers ce parking faiblement éclairé, un concentré d’aigreur et de désespérance. J’étais assis sur le capot d’une voiture cabossée, avec d’autres jeunes. Il se peut que j’aie été l’un d’entre eux ou que mon rêve ait brillé dans l’œil d’une corneille perchée sur un poteau. Peu importe. J’étais parmi ces enfants qui errent d’un bord à l’autre de nos sociétés occidentales, et qui, à force de rancœur, d’apathie, à force de ressasser leurs échecs réels ou supposés, une bile noire où se mêle l’humiliation réelle ou supposée de leurs parents et de leurs grands-parents venus d’Afrique ou d’ailleurs, se décident pour la violence, se laissent prendre par elle, avec le sentiment d’accomplir enfin un destin, ne trouvant, au bout du compte, qu’une variante de la stérilité: études interrompues, chômage, débrouille, tribunaux, prisons, encore et encore, ou négativité radicale d’une mort sanglante.

Mon ambition secrète ne relève pas du livre, ou plus tout à fait, mais encore de la parole. Elle hante les marges d’Allegra. Elle se fait l’écho de la parole enragée qui se murmure comme une prière, se transmet comme une fièvre. Je suis comme toi, mon frère, ma sœur. Prisonnier d’un parking, avec les épaves de voitures, avec les trains qui passent et qui repassent, verrouillant l’horizon. Je connais le mépris des regards blancs, des mâchoires serrées, je connais les portes et les visages qui se ferment à l’évocation de mon nom. Rahmy, l’arabe. J’ai vu mon père courber l’échine si souvent pour ne pas perdre son emploi, mon père à la peau sombre qu’enfant je prenais pour un roi, baisser les yeux, quémander sa place à la manière des esclaves. J’exagère. Oui. Je réécris l’histoire. Mais je sais. J’ai vu. Je connais. Alors je reste sur ce parking. Je me tiens à tes côtés, frère, sœur. Ma colère est aussi brûlante que la tienne, ma fureur de vivre. Mais la rage qui me tient par la nuque est aussi infiniment plus violente, parce que je n’ai pas connu un jour, une nuit, sans souffrir également dans mon corps, comme tu souffres dans ton âme. Je te défie, frère, sœur, d’échanger nos existences. Toi qui te laisses gagner par la violence, penses à moi qui suis ici à t’écrire, à te parler, les yeux dans les yeux. Souviens-toi qu’aucune douleur subie ne justifie celle qu’on inflige.

Mais je ne suis pas sur ce parking, ni ce type qui marmonne ni cette corneille qui croasse. Je suis là, avec vous. Pourtant, la lumière blafarde qui enveloppe ce parking porte jusqu’ici. L’air du temps. Ce mal, nous le connaissons. Peur, détestation de celui qui ne nous ressemble pas, islamophobie ou fanatisme religieux. Un mal en perpétuelle transformation qui nous disloque, entre reconnaissance de l’autre et préservation de soi, depuis que le monde est monde. Quant au remède, il s’applique au cas par cas. S’il fallait lui donner un nom aujourd’hui, si la littérature avait le pouvoir de le définir, ce nom et ce pouvoir n’auraient d’autre tâche que de réinventer la figure de l’étranger.

 

Philippe Rahmy