Laudatio 2013 | Yan Emery

Mesdames, Messieurs,

Lorsque l’honneur d’écrire la laudatio des Valets de Nuit de Marie-Jeanne Urech me fut accordée, je me demandai comment j’allais décrire et honorer un livre dont les interprétations au sein du jury Rambert avaient été tellement différentes. Les Valets de Nuit est un des premiers livres que nous avons reçus pour la considération du Rambert, nous l’avons donc avec nous depuis juillet déjà. Cela signifie qu’il a eu contre lui tous les ouvrages considérés depuis et qu’il s’en est sorti avantageusement à chaque fois : ce qui n’est pas peu dire ! A chaque lecture successive, nous trouvions quelque chose de nouveau à mettre en avant. Je repensai donc à nos délibérations, et en reconstruisant les versions que chacun de nous avait présentées, la multitude de lectures possibles du livre devint évidente. Lorsque vous avez lu le même livre que quelqu’un d’autre et que vous en sortez une interprétation complètement différente, cela implique que vous vous trouvez en présence soit d’un livre très mal écrit et embrouillé, soit d’un livre excellemment bien ficelé et d’une complexité réjouissante. J’essaierai de vous convaincre, dans les minutes qui suivent que nous sommes dans le deuxième cas de figure, en vous proposant quelques grilles de lecture possibles.

Est-ce que nous pourrions lire Les Valets de Nuit en tant que conte ? La forme du conte, telle que popularisée par les frères Grimm, met souvent en scène une situation sombre, triste, voire désespérée. Ce qui sépare le conte d’une simple histoire d’horreur est que les gentils y triomphent, les méchants succombent et que son but est de transmettre un message d’espoir. Les éléments magiques y sont souvent présents, par ailleurs. Dans le livre de Marie-Jeanne Urech, nous trouvons chez les deux enfants de la famille chagrin, nommés Zibeline et Yapaklou, les héros d’un conte. Dans ce monde désespérant de coupes électriques, d’expulsions forcées et d’un hiver interminable, ces deux enfants transmettent un sentiment rassurant, l’espoir qui réside dans le cœur de tout enfant. A travers eux, nous faisons connaissance du géant de distributeur de frites. C’est l’archétype-même d’un élément fantastique qui va aider les héros du conte à triompher sur les forces du mal, nommément le désespoir. On découvre l’apparition de ce géant lorsque Zibeline et Yapaklou observent le distributeur de frites :

« Enfin, le pan latéral de la boîte s’ouvrit dans un effroyable grincement, preuve de l’altération rapide des objets dans un climat aussi humide. Un pied démesuré apparut, puis l’autre, d’interminables jambes couvertes d’un pantalon bleu ordinaire, un dos si long que la chemise de fonction rayée ne le couvrait pas entièrement, un bras entouré d’un brassard jaune comme une frite, puis le deuxième et enfin une tête à la chevelure abondante retenue par un filet. »

La découverte de ce géant habitant un distributeur de frites représente pour les enfants la garantie que l’imagination ne meurt jamais ; que l’espoir persiste toujours. Et si nous trouvons souvent la joie chez les enfants, c’est aussi souvent chez eux que nous trouvons la vérité. Le géant deviendra pour eux garant de la sécurité de leurs objets précieux et le gage que tout dans le monde n’est pas dénué de magie. Ces enfants, à mon avis, sont tout simplement la réincarnation de Jeannot et Margot, qui, abandonnés par leurs parents, jetés loin d’un univers qui leur est connu, trouvent la force dans leur inséparabilité et dans un élément magique extérieur, soit le canard du conte que nous connaissons tous, soit ce géant bénéfique qui habite l’immense caverne contenue dans le distributeur de frites.

Le personnage de Séraphin se prête aussi à une interprétation des Valets de Nuit en tant que conte. Le vieillard, dénué de raison depuis la Drôle de Guerre, se jette parterre à chaque interruption électrique et scrute d’une loupe les vieux journaux, prospectus, tracts publicitaires, règlements et autres paperasses afin de retrouver des informations sur l’Homme noir, C’est une vieille connaissance qu’il vénérait pour son esprit de Justice et dans laquelle il espère, à travers une rencontre, faire cesser la folie qui environne les dérèglements du système assurant le malheur de tous les personnages du livre. A plusieurs reprises, Séraphin part à la recherche de cette force salvatrice sans jamais la trouver. Il la trouvera finalement dans un rêve. L’homme noir n’est autre que le magicien de la prophétie, celui qui résoudra tous les problèmes du peuple et qui lui assurera un avenir heureux. Ne le trouvant pas, Séraphin perd davantage la raison, car il perd davantage l’espoir. Il n’est pas important que l’Homme noir soit mort, ce qui est important, c’est son aspect symbolique qui permet de surpasser toutes les injustices : c’est typique de toute une catégorie de contes qui décrivent la quête d’une force salutaire.

Pourrons-nous, en deuxième instance, voir dans Les Valets de Nuit une fable ? La fable, ce récit allégorique, sert d’illustration à une vérité morale. Dans Les Valets de Nuit je trouve au moins deux éléments caractéristiques de la fable. Dans un premier temps, nous avons le prédicateur que Rose Chagrin trouve lors d’une de ses rondes pour vendre des vitamines. Elle entre dans un bâtiment juste à temps pour entendre le prédicateur de l’Eglise des pèlerins mystificateurs. Je lis :

« Vous croyez savoir écrire, mais vous ne faites que signer des papiers ! Vous croyez savoir lire, mais vous ne faites que réciter par cœur la Bible ! Croyez-moi, si vous en êtes arrivés là, c’est parce que vous n’êtes que des analphabètes ! Et là-bas, dans les tours de verre, ils l’ont bien compris ! Ces marchands de rêve ont profité de votre crédulité et de votre ignorance. Mais un jour viendra où nous découvrirons qu’eux-mêmes ne savaient pas calculer !

Plus tard, nous lirons : Rose Chagrin était arrivée la dernière. Elle fut la première à lui glisser une pièce. »

Emue par le message du prédicateur, Rose ira jusqu’à lui donner une bague et un collier de perles qui avaient appartenu à une tante, dernier trésor des Chagrin qui devait servir à payer les loyers toujours en hausse de leur maison. Cette bague sera retrouvée entre les mains de Séraphin plus tard, lorsque le prédicateur en aura fait un usage peu scrupuleux auprès de prostituées. Lorsque Rose l’affrontera, elle lui remettra encore une fois la bague. La morale ? On entend La Fontaine nous dire à travers sa fable « Le fou qui vend la sagesse » :

« Un Fol allait criant par tous les carrefours

Qu’il vendait la Sagesse ; et les mortels crédules

De courir à l’achat, chacun fut dilligent.

            On essuyait forces grimaces ;

            Puis on avait pour son argent »

Deuxième fable qui intervient dans Les Valets de Nuit est celle de la colossale Philanthropie, incapable de se lever de son canapé en raison de ses formes exagérées. Philanthropie, qui se nourrissait exclusivement de schnitz (une pâtisserie faite d’une multitude de couches de pâte feuilletée, fourrée d’une crème à la vanille et saupoudrée de sucre glace rose) représente l’impassible comme réponse aux tourments du monde. Le sage, dirait Philanthropie si elle parlait, est celui qui ne s’inquiète de rien. Chantant des airs captivants et pleins d’espoir, elle rend le sourire aux malheureux l’espace de quelques instants. Je lis :

« Si rien ne lui échappait, elle ne laissait rien échapper. Les secrets qu’elle avait percés demeuraient bien gardés, car en dehors de tours de chant, elle restait muette. »

Impassible donc, la Philanthropie, n’est ni malheureuse ni désespérée. Elle observe mais ne juge pas, comprend mais ne moralise jamais. Entourée de ses deux anges gardiens, Daphné et Tournov, Philanthropie est la seule constante du début à la fin de l’histoire, assise sur son canapé avant que les Chagrin ait pris résidence dans leur maison, et y restant jusqu’aux derniers moments de la bâtisse. Lorsque ce fut son tour de partir, elle « lévitait au dessus des décombres, […], elle souriait, radieuse, dans sa robe pourpre intacte. » Si Philanthropie nous a légué une morale de l’histoire, c’est bien qu’il est inutile de se soucier de ce qu’on ne peut changer ; que c’est perdre du temps que de vouloir changer un système qui se contente de lui-même. Ou, dans les mots de La Fontaine : « Le plus sage s’endort sur la foi des zéphyrs. » Le stoïcisme comme morale de vie est ici mis en avant dans le personnage plein d’espoir qu’est Philanthropie.

Une dernière lecture possible Des Valets de Nuit que je vous propose est celle d’une critique sociale. Il est malaisé de ne pas lire dans le monde misérable de l’ouvrage la défaillance d’un système économique. Prenons pour témoin le père de famille Nathanaël Chagrin. Au début de l’ouvrage, le père promène les chiens des autres de 6 à 7h, il garde l’aciérie jusqu’à 16h30 et ensuite cire des chaussures de 17 à 20h. La nuit, il déneige les routes de la ville. Il travaille donc 21 heures sur 24 heures. Seulement 21 heures, car lorsque le loyer augmentera encore une fois, il sera obligé d’accepter un autre emploi qui le poussera à travailler 23 heures sur 24. Le père nous sert ici de caution dans un monde moderne, où l’emploi prend le plus clair de notre temps, de ne pas tomber dans un système qui met le travail avant tout. C’est explicité pour nous, lecteurs, mais ne sied pas dans le cas de Nathanaël : il travaille car il en a besoin s’il veut garder la maison pour sa famille. Ce n’est donc pas la critique de l’emploi en tant que tel, mais de la nécessité de travailler excessivement pour survivre. Que dira le père lorsqu’il recevra un emploi supplémentaire ?

« Je veux voir l’argent d’abord.

Vous n’avez pas confiance, demande l’employeur ? »

La réponse est simple et sans appel : « J’ai une famille. » Qui d’entre nous ferait différemment si c’était nécessaire ?

Que dire de la mère alors si nous nous trouvons dans une critique sociale ? Rose Chagrin était vendeuse de vitamines à succès. Elle fut responsable des secteurs Sud, Ouest et Est de la ville avant de s’effondrer suite à un excès de travail. Se mettant à avaler ses propres pilules, elle remonte tout son commerce. Comment ne pas admirer cette femme vaillante, qui, à la force de ses propres bras, construit un commerce profitable ? C’est l’idéal-même de nos temps inspiré par le « self-made man » à l’américaine. Mais le livre nous met en garde: ce que l’argent donne, il le reprend aussi. Rose tombera en dépression et devra, pour survivre, vendre ses cartons de vitamines de porte à porte et personne ne veut la recevoir. Même lorsqu’elle est arrive à vendre des vitamines, c’est à crédit, et ses chefs ne veulent plus de ces ventes faites à des clients insolvables. On a déjà vu ça quelque part…

Toutefois, l’élément le plus saillant en faveur d’une lecture du livre en tant que critique sociale est le personnage du Commissionnaire. Le Commissionnaire, qui porte les papiers qu’il doit faire signer accrochés au revers de sa redingote, se replie de plus en plus au fil de l’histoire. Commissionnaire, puis Huissier et enfin Commissaire-Priseur, il est le symbole du capitalisme néolibéral. Toutefois, ce n’est pas lui qui décide des hausses de loyer et des prises de biens. Il est aux ordres de plus puissants que lui qui s’abritent dans les tours en verre qui sillonnent les alentours de la ville. Invisibles, les occupants de ces tours décident de l’avenir de tous, sans leur en rendre des comptes et toujours de façon aussi efficace. Dans le livre, ils se distinguent par leur absence, et ramènent passablement de souvenirs assez désagréables de l’état du monde actuel. Une façon de dire : le pouvoir est caché.

Je vous ai exposé quelques éléments qui pourraient orienter votre lecture du livre, mais il faut maintenant s’en défaire complètement. Car Les Valets de Nuit n’est ni un conte, ni une fable, ni une critique sociale. Si cela avait été un conte, l’histoire aurait dû finir joyeusement. Les parents devaient trouver un miracle, une loterie, un protecteur pouvant leur garantir la sûreté dans le futur, et les enfants auraient été réunis avec leur famille, emmenant avec eux le géant qui était devenu leur protecteur et ami. Cette page ne fut pas écrite. Comme ne fut pas non plus écrite la page où Séraphin finit par retrouver l’Homme noir et que celui-ci s’occupe des Chagrin et de leur futur, rappelant au vieux Séraphin, qui a entretemps retrouvé sa raison, les bons vieux temps où ils vécurent ensemble.

Cela ne peut non plus pas être une fable, car la leçon d’une fable est univoque. Les personnages peuvent être ambigus, mais pas la morale. L’auteure ne nous donne jamais une morale à la fin du livre, aucune raison ne semble triompher au-dessus des autres, il n’y a pas de vérité à découvrir qu’elle connaîtrait plus que nous. Le prédicateur n’est rien d’autre qu’un charlatan. Philanthropie, par son détachement de ce monde, ne triomphe pas des désillusions matérielles et n’élabore jamais une philosophie stoïque qui permet de surpasser toute souffrance, tout inconvénient en le rendant anodin. Et si elle a trouvé une façon de faire la paix avec un monde désespérant, elle ne l’érigera jamais en tant qu’éthique, ne partagera jamais sa philosophie en tant que morale.

J’ai aussi voulu y lire une critique sociale, mais j’ai eu tort encore une fois. La critique sociale doit pointer du doigt un coupable et ceux qui souffrent, elle doit séparer les dominants et les dominés. Marie-Jeanne Urech ne nous donne pas de définitions, et si elle nous montre sans doute des injustices, elle ne nous montre pas ceux qui les commettent. Elle ébauche les stratagèmes qui se concoctent à l’intérieur des tours de verre, mais nous n’y pénétrons jamais. Même le commissionnaire devenu commissaire-priseur est difficile à détester : il fait simplement son devoir. De la même façon que Nathanaël, il fait ce qu’il doit pour survivre. Au service de plus puissants que lui, il ne peut que dire : je fais ce qu’on me dit. Le chapitre qui dénonce les injustices ne paraît pas à la fin du livre, ni les mesures qui sont ou qui devraient être prises afin d’assurer la fin de ces exploitations.

Que dire alors ? Est-ce que je nivelle des critiques à l’encontre de notre lauréate ? Bien au contraire ! Rares sont les livres intéressants qui dévoilent tout, et ils sont trop nombreux à n’en pas dire assez. Marie-Jeanne Urech nous donne un livre riche de complexités, d’ambigüités, d’énigmes à résoudre. Les délibérations à l’intérieur du Jury ont bien reflété cette multiplicité, et si quelques uns y voyaient un univers fantasmagorique à la Tim Burton, d’autres y ont lu un monde futuriste dystopique à la Blade Runner, et encore d’autres un monde à peine éloigné de la réalité de la grande Dépression. Je vous ai exposé trois façons différentes de lire cet ouvrage, mais ce ne sont que trois possibilités qui ne sont de loin pas les seules. La richesse de cet ouvrage, au risque de me répéter, est sa flexibilité à s’englober dans l’inconscient de chacun ; chacun y trouvera son compte, chaque interprétation est possible. C’est vous qui écrivez le dernier chapitre.

Pour conclure, je cite l’incomparable Jules Renard à propos de la critique littéraire : « Aucune théorie, pas de système. Le bon livre est celui qui me plaît. »

Mesdames, Messieurs, je peux vous dire de la part du Jury Rambert : « Voici un livre excellent. »

Merci beaucoup.

> réponse de Marie-Jeanne Urech