Laudatio 2016 | Rémy-Pierre de Blonay

Comment aborder simplement un auteur qui nous livre – après des œuvres poétiques et un récit de voyage en Béton Armé – un texte dense, complexe et perturbant. Tel est le sujet de ce Laudatio qui, je l’espère, vous permettra de comprendre la décision du jury, de saisir une part d’Allegra et de vous donner envie de lire ce roman en vous laissant emporter, comme nous l’avons été.

Dans son œuvre romancée, Philippe Rahmy nous apprend à voyager: concrètement à Shanghai, avec l’âme à Londres. Son premier récit nous offre une immersion aigre-douce en Chine, entre beauté et cynisme d’une société en mutation, d’un empire du milieu aux aspirations célestes. C’est aussi l’occasion d’en apprendre plus sur l’auteur et les contraintes qui auraient pu entraver son parcours.

Car Philippe Rahmy est d’abord un amoureux des mots, un poète pour lequel le vers se décline aux sens multiples. Pour le talent, la plume; derrière la plume les fêlures, l’ostéogenèse imparfaite, maladie des os de verre.

Je me permets de vous citer: «Les forts sont seuls à tirer leur épingle du jeu, et, quelles que soient les apparences, la force n’est pas donnée pour toujours; elle peut changer de camp.»

Ou quand les faiblesses deviennent forces, notre lauréat 2016 ne passe pas inaperçu, reconnu par ses paires: prix littéraires, bourses et résidences d’auteurs. Le «voyageur tardif» touche par sa fraicheur et la «bienviolence» de ses textes. Peut-on guérir le mal par l’écriture. Peut-être pas, mais il est certain qu’on peut en atténuer la souffrance, aussi vrai qu’au pluriel le mal devient maux et que les mots prennent un «s».

Me revient mon trajet en voiture après une séance de délibération dont la ténacité des débats avait pour corolaire une grippe carabinée. Nous venons de décerner le Rambert 2016 et me voici sur l’autoroute. Cette nuit, il pleut. Lundi soir, presque une heure du matin avec autant de buée à l’esprit que sur mon pare-brise, sans âmes qui roulent pour accompagner mes réflexions. Flou dans ma tête, flou sur ma route. Je ne puis m’empêcher de faire le parallèle avec Abel – protagoniste principal et narrateur d’Allegra – errant à la recherche d’apaisement, de liberté, de son foyer. Dans un état ayant poussé tout homme raisonnable à choisir un mode de transport plus sûr, la surimpression des mots de Philippe Rahmy sur ma route, la fièvre et la ligne blanche impriment au rythme de mes pensées une résonnance étrange avec ce livre… un flottement, une envie irrésistible d’atteindre mon but: mon lit. Se sentir de connivence avec un personnage dont l’histoire vous a touché ne doit rien au hasard quand on roule à la recherche du salut.

Dans le patois de l’Engadine, canton des Grisons, on se salue sur les sentiers au doux mot d’allegra. C’est le nom qu’Abel et Lizzie ont choisi pour leur fille. Allegra est un roman d’amour dans la haine, d’urgence dans l’attente, de force dans la faiblesse. Londres, été 2012, l’effervescence touche au paroxysme avec la prochaine ouverture des Jeux olympiques, les anonymes occupent le terrain alors que ceux qui préfèreraient le rester envahissent les centres d’accueil pour réfugiés. Le vent se lève, tourbillonne, forcit et emporte Abel dans la tempête. Il perd sa famille, son travail, son ami. Passé et présent se superposent dans un dialogue intergénérationnel. Abel pose les questions et attend des réponses que ni son épouse Lizzie, ni son ami Firouz, ni l’alcool n’apportent.

Philippe Rahmy nous emporte à la suite d’un homme dans le déni, à la recherche de rédemption, de son âme sœur. À tout déluge son arche, son prophète et son exécutant. Il faudra subir, souffrir et accepter les écueils, la montée, la descente des eaux, la chute des corps et la présence des animaux malades pour savoir si la colombe annonce la paix, si le soleil vient après la pluie ou si le couple qu’Abel forme avec Lizzie survit à la fuite.

Y a-t-il encore une raison d’espérer? L’odyssée peut commencer… et le voyage sera aussi perturbé que perturbant. On traversera Londres et ses environs, le bruit de la Mustang tamise les sens et le Jägermeister ne permet plus de se situer. La tempête est proche, la tempête a déjà emporté Abel. Tout bateau, fût-il ivre, a besoin d’un cap. Sur les mers, le marin est un apatride à la merci des éléments qui décident seuls de la date de retour. Lui sera-t-il donné de trouver son chemin, sa patrie, son foyer? L’issue aura-t-elle un relent d’Arlésienne? À vous de le découvrir.

Avec un nombre réduit de personnages récurrents, la ville prend vie et devient un acteur à part entière. Elle parle au narrateur, au lecteur attentif et lui raconte une histoire que le premier n’arrive plus à percevoir, perdu qu’il est dans la tourmente de ses pensées. Se jeter dans les méandres de l’âme, n’est-ce pas comme aller se perdre dans une ville inconnue? À la première visite, on découvre, et, à la deuxième, on comprend.

Il en va de même pour la lecture d’Allegra: la première touche, suscite l’émotion, la joie, la tristesse, la gêne; la deuxième donne envie de crier avec Abel le nom de sa fille. Dans la ville Abel est perdu et, avec lui, nous perd, nous fait participer à son combat armé de son amour éperdu. Les livres qui résistent à une deuxième lecture ne sont pas légion, celui-ci en fait partie. Raison pour laquelle je vous invite à la lecture d’Allegra, non pas une, mais deux fois. En route, n’oubliez pas que quand le fou se tape une deuxième fois la tête contre le mur, il connaît déjà la nature de la douleur.

Avec Allegra, Monsieur Rahmy est en chemin, voguant sur les flots traversant la littérature romande et la vie d’un être à la croisée des chemins. Philippe Rahmy maîtrise son sujet, distille indices et émotions avec simplicité; un style qui coule allègrement avec une fluide subtilité et rappelle que le poète n’est jamais loin. Les mots sont choisis et servent un rythme, une histoire. Derrière le romancier, le poète s’affranchit du vers avec bienveillance et une violente douceur.

J’ai eu le privilège d’avoir un téléphone cette semaine – quelques  minutes – avec Monsieur Rahmy pour deviser du contenu de ce Laudatio. Souffrant d’une laryngite aigüe, il a pris le temps de me répondre et de remercier les acteurs du Rambert, sans artifice, avec générosité. Précédemment touché par ses écrits, je l’ai été encore une fois par ses mots. A mon tour donc de vous remercier et de vous laisser la tribune… puisque, comme promis, vous avez su trouver la voie. Ce moment est à vous, ce moment est pour vous. En vous croisant sur le sentier qui vous mène à la scène, permettez moi de vous saluer, de vous accueillir en vous lançant mon allegra.

Rémy-Pierre de Blonay