Grâce aux mots, il s’est créé un second corps

Mercredi, 1 Juin, 2016

Demain, 2 juin, on lui décerne à Lausanne le Prix Rambert, la plus ancienne distinction littéraire romande, dont furent précédemment lauréats un Ramuz, un Cingria, un Jean Starobinski. Philippe Rahmy a intitulé le roman primé Allegra – un mot pour se dire simplement bonjour en Engadine, et qui résonne comme un souhait d’allégresse. En est-il enchanté? Bien sûr, mais cette récompense est d’abord un baume sur un désenchantement physiologique, due à une ostéogenèse imparfaite, dite «maladie des os de verre», qui empoisonne sa vie depuis sa naissance, il y aura juste 51 ans dimanche qui vient.

Son roman précédent, Béton armé, également publié par la Table Ronde, en 2014, avait été vivement salué par la presse, y compris la parisienne, et récolté des trophées, dont le très vaudois Prix Michel Dentan. L’auteur fait mine de s’en amuser plus que de s’en glorifier, car trop de reconnaissance le gêne aux entournures. Moralement, physiquement aussi: il est fragilisé dans ses mouvements les plus ordinaires (se déplacer dans une chambre, se laver, s’habiller, ne pas pouvoir quitter son fauteuil roulant dans un établissement public sans se faire aider, etc.).

Autant de difficultés quotidiennes qu’il égrène sans s’apitoyer jamais sur lui-même et sans quitter les yeux de ses interlocuteurs. Son regard cristallin tour à tour se gorge de gaieté juvénile et d’un chagrin poliment ravalé. «Je m’exprime souvent en faisant des grimaces, je souris, car à 50 ans passés j’ai de bonnes dents, pas une seule carie! Cela dit, je rigole en public, mais dès que je reprends la plume, je deviens chiant comme les pierres.» Or si Allegra est un roman où l’on rit peu, le cœur du lecteur bat sa propre chamade, tant son héros (un avatar du père de l’auteur) traverse des bonheurs et des débines dans un décor londonien moderne, multiculturel, à la fois envoûtant et exaspérant au point de susciter des révoltes absurdes, inexplicables, qui pousseraient tout quidam à l’irréparable.

«Je rigole en public, mais quand je prends la plume, je deviens chiant comme les pierres»

Dans Béton armé, dont la trame romanesque se dévide dans la mégapole effrayante de Shanghai, on est condamné à s’ébahir, ou s’épouvanter de tout ce qui différencie la mentalité, rieuse ou non, d’un Chinois, qui cultive prioritairement des dogmes hiérarchiques que les Occidentaux ne comprennent plus. Pour s’y être déplacé, envers et contre tout, au défi de sa maladie, Rahmy en rapporta des visions fulgurantes, toutes personnelles. Avec moins d’esprit à rire qu’une joie vive: celle d’avoir pu défier son insupportable immobilité. Un triomphe psychologique qui, dans la foulée, lui ouvrira d’autres portes asiatiques, américaines ou africaines.

Philippe Rahmy a passé son enfance, et une partie de son adolescence, dans un lit médical, à Crans-près-Céligny, dans le district de Nyon. La faute à sa fragilité osseuse, due à une déficience en collagène, protéine qui forme 25% de la matrice osseuse (le reste étant composé de calcium et de phosphates). Tout l’organisme est atteint, car ce collagène y joue un rôle de ciment. «J’ai dû longtemps porter un casque qui protégea mon cerveau, l’organe le plus efficace de ma personne, en tout cas le plus utile.» Désormais, il se coiffe d’un chapeau à rebord circulaire qui ne le quitte plus. Durant son enfance, toute affection tactile lui était refusée. Sa mère ne pouvant le tenir dans ses bras pour le bercer, elle lui raconta de belles histoires, lui lisant des passages de la Bible, des fables de La Fontaine, des livres de Jules Verne. La chaleur de cette voix lui apprit à aimer les mots qu’elle disait, puis ceux qu’un jour, il commença à écrire. «Des poèmes, quand ma santé va mal et clignote, des romans quand il y a accalmie et qu’elle devient sinusoïdale.» Le souvenir de l’intonation maternelle y revient comme un ciment, plus opérant que tout collagène. «Désormais, par l’écriture et les livres, j’essaie de me créer un second corps.»

Epouse d’un Egyptien naturalisé Suisse, né d’une mère Berrichonne, cette femme était une Allemande de Stuttgart. La fille d’un savant aux inventions médicales révolutionnaires, dont celle du traitement à partir de cellules vivantes d’origine animale. De souches prélevées principalement sur des ovins.

Depuis que son grand-père maternel germanique lui injecta, à ses 10 ans, une substance provenant d’un ovin, d’un reptile, ou, qui sait? d’un lion, l’auteur d’Allegra éprouve une fascination, mêlée de terreur, pour les animaux, qui sont très présents dans ses récits. Et de s’effrayer philosophiquement de son identité première: est-il resté tout à fait un humain? «Quand j’eus mes premiers poils au menton, je me suis dit: te voilà singe.» (24 heures)

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